[ IN  MEMORIAM ]  [Memorial ]  [Memorial 1]  [Memorial 2]  [Memorial 3]

 

Entretien avec  JEHANGIR  RATANJI  DADABHOY  TATA

 

La sagesse de "JRD" Dans l'entretien qu'il nous a accordé,

le président du groupe indien explique les vertus du dialogue social et... de la télévision.

 IL y a deux choses qui désolent Jehangir Ratanji Dadabhoy (JRD) Tata : que personne ne soit plus capable d'écrire de la belle poésie, et que l'on ne sache plus sourire. " Lorsque je conduisais, aime-t-il à raconter. je regardais les gens, je leur souriais et je les laissais passer. Vous n'avez pas idée de l'effet que cela faisait ! " JRD a arrêté il y a cinq ans (il avait alors quatre-vingts ans) de piloter avions et voitures rapides et de descendre les pistes de ski. En 1962 et 1982, il a répété - à bord du même avion - le vol historique en solitaire Karachi-Bombay qui l'avait rendu célèbre en 1932. Cette passion lui vint lors de la rencontre, lors de vacances d'été en France, avec Louis Blériot. JRD est devenu le père de l'aviation indienne, créant les compagnies Air India et Indian Airlines. Depuis son entrée, il y a soixante ans, au sein du groupe familial, JRD n'a pas cessé de créer des entreprises. Cet homme si vif, qui confesse un sale caractère et un " irrésistible besoin de corriger non seulement ses propres fautes d'écriture, mais aussi celles des autres ", préside d'une main ferme le plus puissant groupe industriel de l'Inde. Il aime à raconter son service militaire dans les spahis à Vienne (Isère) et son adolescence à Janson-de-Sailly. De mère française et de père indien, JRD est un homme de double culture, amoureux des langues anglaise et française. Parsi , il est très francophile et parfaitement francophone.

 " Il y a une philosophie sociale, une recette industrielle propre au groupe Tata ?

 -    Dans une grande industrie, pour obtenir une ambiance sans conflits, sans hostilité entre patron et ouvriers, il faut fournir de bonnes conditions de travail, mais ce n'est pas tout. Il faut parler, parler sans arrêt. A Jamshedpur, il y a tout autant un dialogue entre la direction, les syndicats et les ouvriers. On arrive ainsi à créer un état d'esprit, à se comprendre, et même à garder un sens de l'humour. C'est nous qui les premiers nous sommes préoccupés des questions de santé, qui avons créé des hôpitaux, des écoles pour les enfants des employés, etc. Le résultat est qu'il n'y a pas eu d'arrêt de travail depuis plusieurs dizaines d'années à Tata Steel, qui emploie environ soixante-dix mille salariés.

" Aimer les gens "

 " C'est Jamsedji Tata qui est à l'origine de cela. Lorsqu'il a fallu créer Jamshedpur, il a dit à ses fils : Dessinez une ville. Soyez sûrs qu'il y ait de larges avenues, des arbres et des fleurs, réservez des endroits pour la détente, pour des églises, des temples et des mosquées. " A l'époque. c'était en 1875 environ, personne ne pensait à ces questions. C'est la Tata Steel qui la première au monde a introduit la journée de huit heures, de nombreux avantages sociaux qui suivirent sont devenus ensuite la regle dans les industries du monde entier. Ce sont " Tata " qui ont commencé.

 -    Partout ailleurs ce système social serait considéré comme du paternalisme insupportable. Pourquoi cela fonctionne-t-il chez vous ?

 -    Au fond, c'est une question que je me pose moi-même... Il est vrai que ce n'est pas facile, qu'il faut avoir beaucoup de patience et de compréhension. Il faut veiller à ne pas imposer par la force. C'est un peu une question de rapports humains. Il faut aimer le monde, aimer les gens, se dire que l'on peut les aider et le faire. C'est ça l'état d'esprit des Tata, qui est unique.

 - L'avenir du groupe Tata, c'est davantage l'industrie lourde et semi-lourde, l'automobile par exemple. ou la haute technologie ?


-    Les deux, bien sûr. A part le gouvernement, qui fait cela comme d'habitude assez mal. nous sommes les premiers, et les plus performants, dans l'acier et ses dérivés. L'automobile et les camions. les transports notamment, nous sommes de beaucoup les plus capables parce que nous sommes autonomes. Nous sommes parvenus à acquérir plus de 70 % du marché des camions. et je ne doute pas que nous arriverons à faire au moins la même chose dans l'automobile. L'acier et les autos - qui font de plus en plus appel à la haute technologie - sont nos deux plus grandes affaires. et elles le resteront. Mais nous développerons bien d'autres activités. Aujourd'hui nous ne sommes pas encore très importants dans la conception des ordinateurs, mais nous le sommes devenus dans le software et dans ce domaine nous travaillons dans le monde entier. Nous avons une compagnie qui s'appelle Tata-Unisys, qui fabrique des ordinateurs. Une autre qui ne s'occupe que de mettre au point des innovations en se basant sur les sciences très modernes, nous sommes présents dans le pétrole. etc. Nous nous efforçons d'être toujours les premiers dans un certain nombre d'industries.

-    Pensez-vous que les changements politiques qui viennent d'intervenir en Inde soient de nature à remettre en cause la libéralisation de l'économie ?

- Non. je ne crois pas. Quand il était au gouvernement M. V. P. Singh [le nouveau premier ministre, NDLR] a été l'un des promoteurs de l'idée selon laquelle il fallait déréglementer l'économie. Il y a aujourd'hui une situation politico-économique qui fait que même les socialistes - il en reste encore ! - ont compris que l'Inde ne peut pas progresser, notamment en raison de son problème de population, sans une libéralisation de l'économie. D'ailleurs les gens du gouvernement et des partis politiques voient bien ce qui se passe dans le reste du monde : partout le socialisme est en régression. Bien sûr, il y aura encore des résistances. Mais il faudra que le gouvernement aille beaucoup plus loin que ce qu'a fait M. Rajiv Gandhi, qui a commencé à libéraliser l'Inde. Il y a dans ce pays un profond besoin de libéraliser, de démanteler cette énorme machine bureaucratique qui a été créée du temps de M. Nehru.

" Le système socialiste a été désastreux "

-    Ce qui se passe en Europe de l'Est, s'agissant de l'ouverture de nouveaux marchés pour les économies occidentales, ne constitue-t-il pas un danger pour l'Inde ?

- Non. J'y vois un avantage au contraire : cela achève de convaincre les politiciens que l'idée qu'il fallait que le gouvernement pourvoie à tous était fausse. On disait que le gouvernement c'était " Ma-Ba " (papa-maman en hindi) : " Ma-Ba " c'est ce qu'il y a de mieux, " Ma-Ba " décide, d'où le socialisme... Je n'étais pas d'accord avec M. Nehru parce que je savais que le socialisme allait retarder tout, qu'il allait corrompre le pays. Or les hommes politiques et les bureaucrates rêvaient du socialisme comme d'une façon de vivre et de gouverner qui amènerait la pureté, et non le profit... On disait que le socialisme de Jawaharlal Nehru était l'unique système pour l'Inde, la seule façon de soulager la population, qui est très pauvre. Je crois que l'Inde a compris que le système socialiste a été désastreux, qu'à la suite de ce qui s'est passé en Europe, en Chine, une nouvelle génération a compris en Inde que ces idées-là n'étaient plus valables.

-    Vous êtes partisan d'une ouverture totale de l'économie, d'une liberté d'importation sans restriction. d'une liberté d'association avec les compagnies étrangères sans conditions ?

-    Ecoutez, le fait est que cela ne va pas se faire. Dans son avance économique très rapide. l'Inde est terriblement à court de devises étrangères. Si on libéralisait complètement, l'Inde ne pourrait pas le supporter. Faute de réserves de change suffisantes. Nous essayons de tout faire nous-mêmes. mais nous n'exportons pas assez. Le jour où nous voudrons libéraliser totalement l'économie, il faudra que l'Inde exporte suffisamment pour payer ses importations.

-    Si elle n'exporte pas assez, c'est notamment en raison de la concurrence étrangère. et du fait que les produits indiens n'ont pas la qualité qu'il faut ?

-    En partie oui. Dans le passé, les produits indiens étaient généralement moins bien finis. Mais cela a changé. Et puis, graduellement, l'Inde est devenue moins bon marché. Lorsque vous achetez une chemise aujourd'hui, vous vous apercevez qu'elle a été fabriquée à Taiwan, et l'une des raisons qui explique cela c'est une contrebande massive. Un exemple : on savait qu'il y avait un marché très important de montres en Inde. Nous avons voulu nous lancer dans cette industrie. Avec qui fait-on des montres ? Avec les Suisses. Les Suisses disaient : oui, oui, c'est très intéressant. Mais on n'arrivait pas à les convaincre de s'associer avec nous. Nous n'avons pas mis longtemps à comprendre pourquoi... Parce que chaque année, les Suisses exportent en contrebande deux millions de montres en Inde !

-    Vous ne croyez pas au risque de voir les " riches", c'est-à-dire une partie de la middle-class, devenir de plus en plus riches, et les pauvres rester pauvres, c'est-à-dire de plus en plus pauvres ?

-    Oui et non. Il y a toujours eu de grands écarts de richesse en Inde. Il y a une partie très importante de la population qui est pauvre non seulement en termes financiers, mais surtout s'agissant de l'éducation. Sur les onze millions de gens qui vivent à Bombay, plus de 5 % habitent dans des slums (bidonvilles). C'est hélas presque inévitable, et cela va continuer. Mais, au total, je pense qu'il y a aujourd'hui moins de pauvreté. Quand j'étais jeune, beaucoup de gens mouraient de faim. Aujourd'hui, l'Inde se nourrit.

La télévision comme outil d'éducation

- C'est aussi le problème de la surpopulation et de l'analphabétisme...

-    J'ai été le premier en Inde à tenir un discours à ce sujet. C'était en 1951, le premier à tirer la sonnette d'alarme. Et puis, bêtement, je suis allé voir M. Nehru, l'un des plus grands hommes sans aucun doute de l'époque. Je lui ai dit que j'avais fait un discours sur le problème de la surpopulation. J'étais assez fier. Eh bien, il était furieux ! Il m'a dit : " C'est une idiotie. " Et il a ajouté : " Une population nombreuse est la plus grande source de richesses et de puissance d'une nation. "

" A cette époque nous avions 350 millions d'habitants, et maintenant, quarante ans plus tard, nous en avons 450 millions de plus.

-    Aujourd'hui ce n'est apparemment pas une question jugée prioritaire.

- Non, Sanjay Gandhi en croyant que l'on pouvait forcer les gens à avoir moins d'enfants a fait beaucoup de mal. C'est un problème d'une grande complexité. La raison essentielle qui retient l'avance de ce pays, c'est le manque d'éducation. En Inde vous avez au moins 30 % de la population qui ne sait et ne saura jamais ni lire ni écrire; surtout parmi les femmes. Or le taux de croissance est directement influencé par l'alphabétisme. Par exemple, au Rajasthan, le taux d'alphabétisme est le plus bas de l'Inde, et le taux de naissance le plus haut. Vous allez à l'autre bout du pays, au Kerala. et vous trouvez que le taux d'alphabétisme est de beaucoup le plus important, et le taux de naissance le plus bas. Dans des Etats très arriérés, on laisse parfois mourir les filles, et peut-être même pis ! L'obsession est qu'il faut au moins deux fils.

- Il faudra des années pour modifier ces croyances ?

- Cela commence à changer notamment dans les villes, parce que les femmes travaillent. L'un des remèdes, c'est la télévision. En Europe, la télévision fonctionne douze ou quatorze heures par jour. en Inde seulement deux ou trois heures. La plupart du temps, il n'y a pas de programmes. Quand il y en a, ils sont en anglais et personne n'écoute. Si c'est en hindi, les gens du Sud ne peuvent pas comprendre; il faut des réseaux locaux, en langue locale. La télévision est et sera de plus en plus l'un des principaux outils d'éducation en Inde, à condition qu'elle soit aussi distrayante. "

ZECCHINI LAURENT (23 décembre 1989)